Richard Conte,
Professeur en arts plastique à l'université Paris1 Panthéon-Sorbonne,
Directeur du Centre d’Études et de Recherche en Arts Plastiques,
Directeur de l'Institut Arts/Créations/Théories/Esthétiques du CNRS,
Artiste plasticien

La femme-lézard, un hybride infécond

La femme-lézard ne vient pas de nulle part. Elle est l’avatar marginal mais significatif, d’un lent processus de maturation artistique et d’un engagement sportif du corps de l’artiste. Pour Jean Paul Forest, la vie n'est pas une aventure de l'esprit mais de l'être tout entier. D'où l'importance de s'impliquer physiquement mais en choisissant ce que l'on va faire, et comment. 
Sa pratique a consisté d’abord à suturer avec des câbles d’acier ou de cuivre les failles des rochers, les fentes, les fissures, les déchirures du paysage qu’il aide à « cicatriser ». Jean Paul Forest fait intrusion dans le paysage mais dans le but de le recoudre, et d’en consolider le corps minéral par l’aboutement. Cette opération ne se remarque pas tout de suite : elle est à la fois discrète et visible. Ce câble qui agrafe les roches, l’observateur ne peut le confondre avec un élément naturel. Il est sans ambiguïté la marque d’un artefact humain, une couture faite de main d’homme –et non le fruit d’une genèse–, qui, comme pour la chirurgie réparatrice, est vouée à l’effacement. Tôt ou tard, le végétal et le minéral reprendront leurs droits. Mais pour l’heure, le zigzag de trous et de câbles semble marquer sa géométrie dans la pierre, renvoyant l’alentour dans l’ordre différent d’une nature, de territoires de roche et d’eau, d’humus et de végétaux abondants.

Sur les blocs lisses et sombres, les failles sont reprises et comme agrafées par coutures régulières disposées à égale distance. On songe à une colonie d’insectes ou de chenilles, on imagine une écriture ésotérique, et des signes cabalistiques. Qui a fait cela ? Qui est venu dans ce bout du monde laisser sa marque pour personne ? Dans les cathédrales, les tailleurs de pierre sculptaient avec amour dans les hautes zones aveugles, des statues invisibles aux fidèles. Pour qui ? Pour Dieu !
Pour qui Jean Paul Forest coud-il dans le roc ? Pour la beauté du geste ? Peut-être pour rien, pas même pour des dieux polynésiens. Pour rien, c’est-à-dire sans mobile apparent. On parle aujourd’hui beaucoup d’immersion, d’artiste en immersion. Lui le fait vraiment : coudre là où passent les eaux, là où par moment les zigzags se trouvent plongés sous la cascade, proprement immergés. Comment créer au creux d’une île, là où le monde refermerait ses lèvres, pour être à la fois au bout du monde et au milieu d’une île.

La figure récente de la « femme lézard » provient de ces lézardes dans la pierre et délivre Jean Paul Forest d’une certaine austérité moderniste. Comme si les chenilles de métal qu’il a brodées dans la pierre devenaient tout à coup papillon. Suivra t-il les lignes des mains de la terre pour y prédire le destin des images ?
Avec l’apparition de la femme-lézard comme figure mythique accouchée de l’eau et de la roche, figure qui restait bien cachée dedans le ventre de la pierre, ce qui servait à attacher des jointures va se faire au contraire dessin d’un contour. Ce contour est à coup sûr un détour dans l’œuvre de Jean Paul Forest, mais un détour nécessaire. En effet, les fils métalliques qui semblaient préserver les secrets du dedans, qui tenaient bien scellée la boîte de Pandore, ont laissé s’échapper des chimères qui sitôt sorties de leur trou, se sont endormies à la chaleur du jour, aplaties de soleil et recousues à la limite de leur peau. À peine sorties de la pierre et de l’eau, celles qui allaient goûter à la liberté, sont capturées, plaquées et immobilisées... à moins qu'elles ne se déplacent lorsqu'on ne les regarde pas ?
Les oeuvres mobilières sont bien, elles, des femmes-lézards en mouvement, sorties de leur vallée pour venir s'afficher dans le monde des humains. Chaque fragment de pétroglyphe est une preuve apportée par l'artiste de la réalité de ce personnage, remettant en cause l'aspect mythique de cette histoire. La femme-lézard n'aurait-elle pas réellement existé, ces fragments de roche gravés ne sont-il pas le témoignage d'anciennes rencontres, plutot que des apocryphes ?
Je ne sais plus ce que dit la légende mais Jean Paul Forest en invente une autre, issue de la matérialité la plus dure, celle qui est impitoyable avec le vivant fragile des bestioles ancestrales (...) blotties dans l’embrasure humide des roches, qu'il fait émerger sous forme de bas-reliefs encâblés.
Pendant plusieurs décennies, l’artiste a recousu les fentes du roc, entre une violence austère et la sublimation du paysage environnant, telles des ceintures de chasteté de l’imaginaire. Mais rien n’y a fait, la montagne a accouché de plusieurs femmes-lézards nées des amours clandestines de la roche et des eaux, filles des profondeurs humides étalant leurs corps ouverts sur les parois obliques de la vallée. Aujourd’hui, elles affleurent telles des fossiles, Jean Paul Forest les a détourées avec ses câbles. La figure de la femme-lézard, hybride rampant croisé avec une femme aux grasses lèvres, participe d’un imaginaire par définition figuratif, qui n’avait pas cours jusque-là dans le système de l’artiste. Il n’est pas étonnant qu’elles soient maintenant pour longtemps ses sentinelles.

Richard Conte, Paris, janvier 2014.



Voir également : Tahiti Pavillon

Vidéo du Pavillon Tahitien

Dans le très chic et historique quartier des Giardini, Eric Duyckaerts ne sera pas le seul Belge à prendre le risque de l'écart. On attend de Lino Polegato (Flux News) qu'il nous mette en présence du premier pavillon en trompe-l'oeil de toute l'histoire de la Biennale. Conçu par Andreas Dettloff et Jean Paul Forest, ce pavillon - sans épaisseur ni contenu - représentera Tahiti, un pays jusqu'alors invisible dans les jardins des " vieilles " nations de l'art. Supportée par les instances politiques de la Polynésie française, la conception de ce nouveau pavillon n'est pas une farce. A L'ordre habituel du marché de l'art et de son axe élitiste et purement lucratif, Polegato est ses artistes veulent opposer un singulier désordre en remettant en cause les bastions nationaux de l'art et en s'interrogeant sur le processus de légitimation d'un pays encore trop marginal pour jouer au grand jeu de l'art international. Dans un monde régi par le faux et l'illusion, le trompe-l'oeil s'avère le meilleur moyen de désorienter les modes habituels de perception visuelle et de transgresser, avec une douce tromperie, les limites et les contraintes imposées par la Grande Dame vénitienne. S'il est encore un peu tôt pour mesurer la force d'impact d'un tel projet, on peut d'ores et déjà souligner la portée critique et la qualité conceptuelle d'une installation qui se veut lucide, drôle et en parfait déséquilibre avec les démonstrations virtuoses et bien-pensantes qu'accueilleront à coup sûr un grand nombre de pavillons ... nationaux.

Julie Bawin - Prévisions belges à la Biennale de Venise - Art même n°35 - Bruxelles - 2007


Voir également : Mamac

Ses galets ne se distinguent et ne s'individualisent que par la violence subie ou consentie ; éclatés, connectés, suturés, rapiécés, ils disent pour nous notre nature duelle : minérale et végétale, veinée et câblée, sensuelle et sensée. Ce sont autant d'unités brisées et recomposées. L'autre dans le même. L'artiste multiplie les actes " contre nature " : perçages et coutures miment la dynamique sexuée du vivant. Alors seulement, l'intrusion créatrice, en multipliant ces cicatrices comme autant de traumatismes exhibés, peut, enfin et paradoxalement, donner à saisir l'unité tragique entre la matière et le sujet, le silence et les mots, la césure et la liaison. En effet, avec l'attitude contemplative, l'homme s'est détaché du monde pour lui donner une perspective esthétique. Par cet arrachement la conscience a pu naître, par cette distanciation le sujet s'est découvert solitaire et s'est empressé de peupler l'univers de présences invisibles et immatérielles.
Le travail de Jean Paul Forest joue sur les sens et la présence. Le lisible est le visible, la contemplation cède à l'interpellation. Nulle métaphysique implicite, bien plutôt une hyperphysique évidente. La ligature rappelle le mutisme imposé à la nature et rend visible la violence fondatrice ; elle dit aussi la nécessité de la brisure et celle du lien. Si la forme originelle réapparaît et suscite émotion, c'est en mariant bois de cocotier modelé et éclat de pierre volcanique. L'audace de la liaison est celle de toute hybridation, elle inscrit les inventions de notre humanité dans le jeu des métamorphoses de la nature. Mais elle est aussi éthique : il n'y a pas de substances pures métissées, il n'y a que des identités construites.
Ces objets n'offrent pourtant pas au regard toute la dimension de cette oeuvre : ils ne révèlent pas la mémoire vivante d'une marche et d'une démarche au plus loin et au plus intime de soi, dans les méandres d'une vallée et d'une histoire. Jean Paul Forest n'aime pas la violence, il ne choisit pas entre l'humain et la nature, il soigne les nœuds de la matière et peut-être ceux de la conscience. S'il décide parfois de marquer des pierres ou des parois hors des sentiers battus, laissées à la surprise de quelques marcheurs intrépides, c'est pour faire violence à la violence : la " brisure " désignée par la suture marque aussi l'articulation, aux charnières bien visibles, par laquelle une fenêtre s'ouvre, offre une perspective inattendue et permet au sujet de renouer avec le monde et avec soi-même.

Bernard Rigo, professeur de philosophie et d'anthropologie à L'Université de Nouméa, Nouvelle Calédonie - pour l'exposition " Réparer ? " au Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain - Liège, Belgique - 2006


Voir également : Géographies de Gauguin - Les Clionautes

" (...) ironique est le travail de Jean Paul Forest (...). Ses œuvres sont des réparations dérisoires en périphérie des traces des bulldozers qui défoncent les vallées reculées de Tahiti : l'artiste prend symboliquement en charge les dégâts de la maîtrise technique et symbolique du territoire. Les blocs de pierre éclatés sont rassemblés, recousus, couturés pour réparer les atteintes du temps et l'action prométhéenne des Hommes . (...) C'est aussi en des termes très gauguiniens qu'il explique son besoin d'isolement et de références à une culture autre que celle que lui a donnée son éducation. Mais comme le peintre, il se sent à Tahiti rattrapé par l'Occident . Son travail sur l'espace terrestre, qui tient du land art , entre en résonance avec le projet de Gauguin (...). Les broches laissées par Forest sur les pierres et les paysages ne tentent-elles pas de soigner les fractures consécutives au déplacement de Gauguin et de ceux qui, colons et touristes, avant et après lui, délibérément ou malgré eux, ont participé à l'occidentalisation de l'île ? ”

Jean-François Staszak, maître de conférences à l'Université de la Sorbonne, Paris, dans “ Géographies de Gauguin ”, éditions Bréal, Paris , 2003


REFERMER L'IMAGE
sur le travail de Jean Paul Forest

Dans la situation de l'art contemporain, caractérisée par la recherche de nouveaux langages, le travail de Jean Paul Forest contribue à relancer l'interrogation sur l'image et ses enjeux. Il y a chez ce jeune plasticien la conscience de devoir inscrire sa démarche dans la faille étroite entre deux rapports qui se partagent, depuis le début du XXè siècle et notamment après les années 50, l'histoire des formes : d'une part le mélange frivole des signes qui célèbre le déracinement de l'homme occidental et le triomphe en art des simulacres sur la scène de la « pure visibilité ». D'autre part la tendance, qui s'accélère chez les artistes et les écrivains des sociétés post-coloniales, de revendication des signes et des empreintes, de l'appropriation de ce qui est conçu comme patrimoine totémique. Forest n'oublie pas que l'art a trouvé son sens originaire, son arké , dans la mise à distance de la toute puissance du Sacré, bien avant l'apparition de spécificités locales, de langages sectoriels. Si Lascaux et Altamira, comme les grottes africaines, offraient un abri à la fugacité du réel, l'histoire de l'humanité s'accomplit aussi hors de la Caverne, hors de l'enceinte tribale et des rituels locaux, en direction du sens et de la vérité que Platon conçoit comme arrachement à l'habitude et à la “ théologie du propre ”.
Nous aurions une bien mauvaise lecture du travail de Jean Paul Forest si nous restions prisonniers de l'équivoque “ égologique ” d'un certain discours contemporain qui entend disposer “ en mieux  des  ressources de la nature ”. Le travail de Forest sollicite un autre regard, qui rappelle avant tout que les images ne sont pas à notre disposition, comme un matériau inerte. Il faut emprunter le même chemin hasardeux et ardu du créateur pour découvrir dans une pierre de lave calcinée par le feu primitif, dans un rocher lavé par une rivière tropicale les points de suture d'une blessure dont le sens demeure celé, à l'abri de la curiosité dévastatrice de nos contemporains. L'image n'a pas besoin d'être vue, mais de demeurer , suscitant le silence de l'attente. Comme un gisant qui serait en attente de visage, ce travail fait signe vers une humanité à venir, qui puisse à nouveau regarder , c'est-à-dire trouver un autre rapport au monde en son entier.

Riccardo PINERI, Université de la Polynésie française, pour l'exposition Rocks and stitches, Centro Camuno di Studi Preistorici, Valcamonica, Italie, 2004


Jean Paul FOREST poursuit une recherche singulière, dans une fidélité constante au geste initial de l'art surgi dans les grottes des mondes anciens au Paléolithique (...). Les “ coutures “ des rochers de Forest dans les vallées polynésiennes, à l'écart des chemins touristiques, ses assemblages de pierre et de bois, introduisent la présence humaine dans la matérialité opaque du monde. Mais le geste de l'artiste n'est pas celui de la technique conquérante : il est en même temps blessure et suture, qui rappelle à l'homme d'aujourd'hui la présence des éléments (terre, air, feu, eau) constitutifs de la réalité, fondements inapparents de toute forme. Contrairement aux sirènes du “ néoprimitivisme “ contemporain, Jean Paul Forest montre que ce qui donne forme et mémoire à ces éléments c'est l'Esprit, un faire qu'en faisant invente le mode de faire.

Riccardo PINERI, professeur de philosophie esthétique à l'université de Montpellier, dans L'art en mouvement - éd. le Motu - 2005 -


Voir également : Université de Liège - Belgique

Une remarque s'impose d'emblée : je n'ai jamais pu voir les oeuvres in situ de Jean Paul Forest ... et c'est précisément ce type d'intervention là qui m'intéresse, plus que ses sculptures mobilières de moyen ou petit format. Je parle donc d'un travail que je ne connais que par quelques photographies et ce que Jean Paul a bien voulu m'en dire. Il m'en reste une impression de sublime.
Quand l'impression laisse place aux premières réflexions me revient à l'esprit l'idée de Marcel Duchamp (encore lui ! ) soulignait que le travail d'un artiste, aussi génial soit-il, ne peut s'accomplir que dans la mesure où le public y a accès : cela a préoccupé bien des gens, trop sans doute, depuis le début du siècle passé. Comme d'autres avant lui, Jean Paul Forest échappe à l'usure de cette conception de l'art. Ses installations sont volontairement inaccessibles et leur connaissance ne sera autorisée qu'au travers de plans, notes d'intention, dessins, films, documents photographiques ou vidéo. Et, au delà, il y a l'idée fort poétique qu'il existe - et je peux en voir l'image - perdu au fond d'une vallée encaissée de Tahiti ou le long du rivage du Pacifique des sutures de métal qui referment les blessures de la Terre.
Il m'en reste, disais-je, une impression de sublime laissée non seulement par les paysages exotiques de Polynésie mais surtout par leur dialogue avec l'intervention artistique. L'action de l'homme y est sensible et productrice de sens mais infime et perdue dans l'obscurité de la forêt ou l'immensité de l'océan puissant, parfois même rageur.

Pierre Henrion, conservateur du Musée en plein air du Sart-Tilman, Liège, Belgique - catalogue de l'exposition " Des roches, des coutures " à l'Université de Liège - 2001


Voir aussi
1996 Musée de Tahiti et ses Iles

“ Matières inanimées avez-vous donc une âme ? ”. Avec cette éternelle question et quelques autres, Jean Paul Forest nous interroge par ses méditations en trois dimensions, l'artiste cherchant à catalyser une évolution alternative du matériau.
La sculpteur Camille Claudel disait au siècle dernier qu'elle ne faisait que révéler une forme préexistante dans la pierre, idée impliquant une vie intrinsèque mais cachée du matériau : l'artiste n'est donc plus l'organisateur du chaos originel. Ce qui est fondamental dans la démarche de Jean Paul Forest est d'être, au départ de ses actions, un agent de destruction et de désordre, au même titre que la mer, le vent, la rivière et le temps, mais de façon précise , presque scientifique. En bref l'érosion des pierres avant leur rencontre avec l'artiste est un hasard intégral. Après la rencontre, c'est un hasard objectif guidé par des choix humains. On imagine volontiers des dialogues silencieux : après l'écoute et l'analyse c'est sans aucun doute l'action brutale, non pas pour mettre de l'ordre dans l'informe, mais pour créer une crise extrême, un chaos calculé. Et, comme si l'artiste avait des remords sur la “ souffrance ” causée, réunifier avec soin et affection. La réparation instaurant une nouvelle intégrité reste visible et belle, s'affichant comme un tatouage, une trace indélébile que l'on espère être le dernier accident. La cicatrice referme dans la roche son mystère, le cachant avec pudeur et respect pour finalement illustrer de façon magistrale le caractère unique, individuel et quasiment magique de la chose supposée la plus banale au monde, anonyme et inanimée : la pierre.
Jean Paul Forest nous montre qu'elles nous ressemblent. Non sans humour et dans une profonde harmonie, il nous donne un sens d'équilibre universel qui, bien qu'abstrait, est plus proche dans sa démarche de l'art primitif que de l'art occidental où l'homme a souvent l'impudence de se croire le centre de l'univers. Au delà de la recherche formelle, son oeuvre a un impact symbolique et émotionnel nous donnant à voir ces liens certains avec nos origines silencieuses.

Gilbert Mercier, art-directeur, Los Angeles - pour l'exposition " Stone Works " au Musée de Tahiti et des Îles - 1996