L'immensité ne se domestique pas, elle s'apprivoise

L'île, vaisseau flottant entre océan et cosmos, est suspendue entre deux espaces insondables, tel un satellite déjà détaché de sa planète. Cette sensation - qui perturbe nombre d'esprits continentaux ayant le sentiment d'être ainsi exclus du "monde" - m'a ravi, ayant trouvé le point de vue et le calme qui convenaient à mes aspirations. L'insularité souligne l'incongruité de l'existence humaine : jeté dans l'infini spatial et temporel, que fais-je là, minuscule et éphémère ? Étant fugitivement ici et maintenant, à quoi vais-je consacrer ce moment pendant lequel il m'advient d'exister ? La conscience d'être nous propulse dans une incroyable situation, que la culture occidentale s'efforce de maitriser par une compréhension - relative voire illusoire puisque toujours remise en question - et une gestion technologique de son environnement. Mais accumuler des "savoirs" ou des biens, intellectualiser, gérer, n'est pas vivre : les infinis qui m'englobent appellent à un contact physique avec la matérialité du monde.
Au cœur de Tahiti, la grande vallée de Papeno'o, inhabitée, labyrinthique, s'élève progressivement entre de vertigineuses falaises aux sommets couverts de nuages : un idéal de nature sauvage, espace de pure poésie, matérialisation exemplaire du rêve poursuivi par tout vieil adolescent fatigué du brouhaha humain. Sans carte et sans guide, je me suis aventuré progressivement dans ce territoire clos qui, à l'échelle humaine, est infini : impossible en une vie d'en parcourir toutes les rivières et les crêtes, d'en voir toutes les facettes ; rien n'y est stable, des falaises s'effondrent en permanence, de nouvelles espèces végétales remplacent les plantes autochtones, les conditions climatiques s'inversent … À la fois parcours initiatique, engagement physique, aventure sensitive, festin esthétique, l'expérience de l'immensité "géographique" n'est pas une question d'étendue mais de protocole : plus les moyens techniques sont réduits et plus la solitude est grande, plus la sensibilité est exacerbée. De la simple connexion téléphonique à l'intendance du tourisme organisé, en passant par la géolocalisation ou les trajets balisés, toute technologie et tout effet de groupe concourent à rompre le contact avec la réalité physique qui nous enveloppe. Le désir d'errance relève d'un autre état d'esprit : ne rien chercher, n'aller nulle part mais être ouvert à ses sens et se laisser guider par eux, se livrer à l'improvisation pour ressentir ce que peut être un vagabondage dans l'insondable, et surtout chercher à l'apprécier. J'ai abordé cette vallée avec prudence, m'aventurant progressivement dans sa profusion végétale et son arborescence de rivières, profitant de sa splendeur et apprenant les difficultés de son relief tourmenté et son climat capricieux. D'autres - pêcheurs et chasseurs autochtones, qui m'ont montré l'aisance dans la complexité des éléments naturels - la connaissent bien mieux que moi, mais je l'ai toujours considérée comme une aventure à vivre intimement, pur mystère à découvrir, qu'il ne faut pas diminuer en le balisant ou le cartographiant. Au-delà de la crainte de la nature et de sa puissance, c'est la peur de notre insignifiance et de la mort - et par ricochet de la vie - qui nous emprisonne, et que les immersions physiques et sensitives dans ces espaces originels m'aident à dépasser.

Poupées russes s'imbriquant sans fin, cette immensité terrestre dans l'immensité océanique ouvre sur d'autres abîmes : les champs de galets innombrables et tous différents, métaphores d'une humanité à la dérive. Vomis par le volcan, modelés par le temps et des forces incoercibles, apparaissant fugitivement à la limite des flots, disparaissant pulvérisés par la rivière et l'industrie, les galets sont une interface avec l'infinie complexité universelle. Passé le stade de mes premières interventions réactionnelles aux dégradations domestiques de la vallée, nouer un dialogue - certes illusoire mais passionnant - avec cet environnement devint une nécessité pour tenter de vivre autre chose, et surtout de vivre autrement. Modifier notre manière d'être par plus de savoir et de réflexion est un leurre dans lequel nous nous s'empêtrons : me mettre à l'écart du regard social, négliger tout sens "logique", impliquer la globalité de mon être - un corps, des sensations, des gestes - me sont nécessaires pour tenter de dépasser les automatismes culturels. C'est avant tout la trace laissée en moi - dans mon humeur, dans ma relation au monde, dans ma vie - qui constitue alors le fil conducteur de ce que je choisis de faire ou de fuir. Les actes sont un langage, ils s'inscrivent en nous par ce que leur réalisation nous fait vivre, et éventuellement au-delà par des signes qu'ils laissent dans la matérialité du monde. En s'isolant dans une nature insondable, chaque instant doit contenir suffisamment de désir et de plaisir d'être là, et ne concerne que soi-même et le paysage qui nous contient.
Ainsi les coutures de rochers in situ (illustrations) impliquent un geste minutieux et répétitif, qui absorbe l'attention en un point précis d'un environnement sensitif : l'eau qui coure sur les pieds, la pluie et le soleil alternés, la rumeur du torrent, l'odeur des plantes … Cette hypnose par le détail vers lequel on bascule ne nous détache pas du ciel ni de la végétation abyssale : elle leur donne une autre présence, enveloppante, sereine et complice. Les coutures in situ sont une relation à la fois métaphorique et physique avec la structure palpable du paysage auquel je m'adresse. Dérisoires dans leur environnement, qu'il soit ouvert sur un horizon ou fermé par un fouillis végétal, mais toujours d'une profondeur et d'une complexité qui nous échappent, elles donnent à voir notre trace dans l'immensité, inéluctablement futile lorsqu'on la replace dans son contexte.
Les milliers de pierres tenues entre mes mains suggèrent des parentés et des correspondances possibles, j'y invente les repères rassurants face à toute immensité : la série des "multitudes" (illustrations) est une confrontation à l'infini des nombres et des identités. Appliquer à ces galets les deux actions opposées et complémentaires de toute création - diviser et assembler - les humanise en leur apposant la singularité d'une empreinte culturelle. Les infinies possibilités de sélection et d'organisation de ces unités primitives enclenchent un dialogue ludique avec l'esprit : l'imaginaire explore la profusion de la nature, y cherche des signes et des secrets, fabrique du sens à l'existence de toute chose, soi-même y compris.
La fragmentation (illustrations) des galets infléchit leur destin géologique : la violence des ruptures détruit leur cohérence, mais le câble en maintient le souvenir, et induit la naissance d'une nouvelle entité, mouvante et infiniment protéiforme. Fixer par l'image chaque étape du processus entretient l'étonnement face aux fractures imprévues, aux éclats qui s'échappent, à d'autres possibilités insaisissables dans le moment de l'action. Chaque fragmentation est une suite d'accidents volontaires aux conséquences aléatoires, une aventure sans retour, vécue avec une roche unique et irremplaçable, dont on aurait aimé profiter encore mieux, comme la vie elle-même. Dans cette fluidité induite par la brutalité des ruptures, leur histoire nous suggère la possibilité d'une genèse malgré la violence et le chaos apparents.
En transposant ces œuvres dans des espaces urbains, elles seront questionnées par la sélection, la réorganisation et le changement de contexte : une exposition est toujours l'espoir de prendre conscience de ce qui nous taraude mais reste invisible dans le flux de la création. La méta-œuvre qu'est l'exposition constitue une bouteille à la mer, un appel à sensibilité compatible, un questionnement implicite en attente de suggestion. Ici s'expriment les contraintes imposées par l'insularité : sans les autres, lointains et différents, je suis privé de nouveauté radicale et surprenante. L'île est une éprouvette, qui contient une micro-planète entière et la rend plus nette et lisible, mais dont on désire tôt ou tard, intellectuellement ou physiquement, franchir les frontières.

Car il faut bien reconnaitre des insuffisances face à ce qui ne cesse de m'interroger, et me perturbe. L'immensité est une énigme, certes avec laquelle je veux composer au lieu de la nier ou de vouloir la domestiquer, mais qui reste au-dessus de mes forces et de mes capacités. N'étant ni un mystique ni un sage, ma vie nécessite un ancrage dans une dimension relationnelle et sociale ; je dois être critiqué, accompagné et aidé dans mes lubies, mais en être détourné surtout. Cependant le monde des humains n'est ni plus équilibré, ni plus sensé, ni plus rassurant que le chaudron de l'Univers : il est lui-même générateur d'immensités et contradictions différentes, afin de nourrir un autre versant de nos aspirations. Entre solitude et sociabilité, rencontres et isolement, les compromis entre ces deux tentations sont faits d'allers-retours que je préfère radicaux.
Ainsi la possibilité d'aventure personnelle m'est essentielle, c'est la recherche d'une certaine autonomie, afin de dépasser une conception du monde dont j'ai hérité culturellement mais qui n'a pas trouvé de cohérence en moi. Idéologiquement et techniquement, l'humanité se concentre de plus en plus sur elle-même, n'explorant sa périphérie que par l'intermédiaire d'outils sophistiqués, ne nous donnant plus à percevoir que des images filtrées. Ce besoin de vivre et sentir de manière directe ce qui peut constituer notre lien et notre contact avec le reste de l'univers n'est donc plus d'actualité. Cependant passion, désir et poésie ne sont pas sous-tendus par des objectifs réalistes, mais par des prétextes et des fils conducteurs qui offrent à leurs quêteurs des vies excentriques, et quelques fois perturbées. Si beaucoup d'autres avant moi ont vécu cette expérience bien plus radicalement et en ont tiré des œuvres magistrales, il n'en reste pas moins que ce privilège ne peut être ni une compétition ni un commerce : il est juste à saisir et apprécier.
L’immensité est un défi à notre imaginaire, on ne peut rien en capturer, juste en manipuler l’écume, cette matière produite de manière répétitive, toujours différente mais inlassablement sous de mêmes formes, des astres du ciel au sable des plages, en passant par les êtres biologiques et la poussière du vide intersidéral. Ce rapport à l'immensité imprègne la condition humaine, que ce soit en tentant de l'assumer - avec ou sans folie, mysticisme ou discipline obsessionnelle - ou en feignant de l'ignorer : se débattre contre sa complexité nous condamne à devenir esclaves de son impossible gestion. Finalement non, l'immensité ne s'apprivoise pas : si nous ne l'acceptons pas, elle nous domestique.

 

De l’imaginaire vers le concret

L'histoire de Maai a Ruahine, la femme-lézard de la vallée Papeno'o, ne peut être détachée de l'ambiance particulière du lieu l'ayant engendrée. De la civilisation pré-européenne à nos jours, l’arborescence de rivières aux cascades spectaculaires, la végétation prolifique, les escarpements vertigineux du volcan effondré, le climat tropical humide en ont fait une enclave incarnant les mystères et la puissance de la nature. Au fil de l'évolution des cultures et des sociétés, ce paysage grandiose a ainsi toujours éveillé la part transcendante de la relation des hommes avec le Monde, traduite à travers une sacralité qui évolua jusqu'à la fin du XXe siècle.

D'abord fasciné par la vallée de Papeno'o, lieu labyrinthique d'une beauté majestueuse, accueillant mais difficile d'accès, où la conscience est modifiée par la démesure des paysages, je n’ai pris connaissance de la légende de Maai a Ruahine que dans un second temps. Elle m’est apparue, au-delà de sa valeur littéraire et symbolique, comme la tentative de communiquer une part de l’ineffable ressenti en ce lieu : Maai a Ruahine personnifie cette vallée d’une île polynésienne, où toute expérience est physique, sous la puissance omniprésente des eaux, des montagnes et de la flore.
Lézard géant la journée, tapi dans la végétation luxuriante, Mo'o Tua Raha incarne alors la part inconnaissable de la nature : l'invisible qui nous observe, l'étrange imprévisible, la puissance palpable des lieux. La fascination du mystère et l'attraction de l'inconnu se mêlent à la crainte des forces occultes, et dans l'enthousiasme face à la splendeur plane un drame toujours possible, imposant le respect. Devenant femme au crépuscule pour séduire des amants potentiels, Maai a Ruahine exprime alors la féminité conquérante et sans tabu, avec une sexualité revendiquée. La beauté, la langueur et l’attraction hypnotique de cette vallée se traduisent dans cette métamorphose. Figure féminine humaine mais surnaturelle, sans crainte face aux hommes, à la fois offerte et romantique, cruelle et sentimentale, elle est aussi un archétype de toutes les Vénus, Aphrodite, Amazones, Sphinx, sirènes, centauresses, nymphes, magiciennes que l'imaginaire humain a produit pour matérialiser ses visions d'une féminité non domestiquée par la culture, et dépositaire des forces insondables de l'Univers. Les êtres masculins sont alors replacés au rang subalterne, simples exécutants des missions matérielles en somme, dans une perception holistique de l’Univers. Fascination, splendeur, puissance écrasant l'humain, mystère, métamorphoses, danger, séduction sont les caractéristiques aussi bien de la vallée elle-même que de sa personnification en femme-lézard.

Ce territoire étant grignoté par les aménagements domestiques et industriels, j'ai ressenti la nécessité d’y placer physiquement cette femme-lézard qui n’avait jamais été matérialisée. Hommage à ces espaces dont la poésie, les mystères et la beauté m'ont nourri depuis plus de trente ans, ce geste intuitif - et certes sentimental - tente de revitaliser à la fois la part "sauvage" de cette vallée et son mythe.
La tradition du tifaifai - ouvrage polynésien en tissus fait d'un motif découpé puis cousu sur un fond d'une autre couleur - était adaptable à ma technique de couture de la pierre, avec une surface polie sur fond de roche brute. Les symboles classiques de la féminité, par les pictogrammes universels de l'art pariétal, purent alors être combinés à la silhouette du lézard. Plus délicat fut le choix des sites et des supports : trajet d'accès, environnement paysager et pétroglyphe doivent générer un ensemble indissociable où chaque élément contribue à mettre en valeur les autres, en respectant l'esprit de la légende. L’immersion dans un environnement sans repère ni contact possible avec le monde humain, conjuguée au désengagement psychique par rapport aux références culturelles et sociales conditionne la prime perception de l’oeuvre in situ. On ne peut rencontrer Mo'o Tua Raha qu'en s'enfonçant dans le labyrinthe végétal, minéral et aquatique de Papeno'o, au coeur d'un site écrasant de majesté, sur un rocher solaire ou ruisselant de pluie, devenant à la fois écrin et piège potentiel.
Plaquer une image figurative sur le support inégal d’une roche implique que la figure doit être souple, construite sur et en fonction du relief existant. Une légère modification de sa taille ou un infime déplacement peuvent donner une présence "miraculeuse" à la composition, ou au contraire la rendre grotesque. Les possibilités sont multiples, mais la marge de manoeuvre reste étroite. Chaque nouvelle réalisation se présente comme un défi passionnant : si l'association image-relief impose des contraintes techniques fort coercitives, la démarche et le résultat sont par contre beaucoup plus subtils que sur une surface lisse.

Détournement circonstanciel de ma recherche plastique dédiée à l’abstraction, cette digression figurative s’est imposée du fait de ma “dette“ affective envers cette source d’inspiration constante. Chacune de ces réalisations fut une aventure unique, à la confluence de ma passion pour cette vallée au fort contexte culturel, et de celle pour les arts pariétaux. Cette combinaison, en alimentant mes besoins existentiels, engendra des oeuvres mobilières et les témoignages photographiques de femmes-lézard perdues dans une nature qui les absorbe avec le temps. D’ailleurs, y a-t-il eu réellement d’oeuvre in-situ, puisque toute image peut n’être qu’un simple montage numérique ? Quelle importance, si dans l’esprit du spectateur s’est effectivement introduit le rêve d’une femme-lézard cachée quelque part dans la jungle d’une l’île tropicale... La pratique de l’art est aussi cela : au-delà d’une recherche formelle certes passionnante, tenter de communiquer sur ce dont on ne peut rien dire, et qui cependant nous taraude. Apparaissant en images, Maai a Ruahine pourrait-elle réactiver un de ces mythiques espaces géographiques et culturels, symbole de tous ces « ailleurs et autrement » dont nous détruisons la réalité par notre seule présence, mais qui nous sont si nécessaires que nous nous accrochons à l'idée qu'ils existent encore ?

 












Voir également : Art rupestre contemporain : rapport de l'artiste au lieu et à la...

Une approche expérimentale de la trace humaine dans les paysages naturels
La relation à un lieu

J'ai eu le privilège à mon arrivée à Tahiti en 1979 de parcourir un site exceptionnel, la vallée de Papenoo. Au milieu du plus vaste océan de la planète, sur une île volcanique, une vallée s'enfonce entre des montagnes vertigineuses vers un cratère effondré, à travers une jungle labyrinthique mais inoffensive, qui a digéré les traces d'une civilisation néolithique disparue (1). En terme de paysage, tout était ordonnancé exclusivement par une nature aux forces démesurées et complémentaires : vigueur et enchevêtrement de la végétation, verticalité des montagnes et puissance de l'érosion, soleil écrasant et pluies torrentielles. Quelques années plus tard, divers projets industriels allaient induire une série de ruptures de cet état. Le passage d'un " ordre naturel " à une ère technologique m'a interrogé sur ce qui pousse l'humanité à s'élaborer et se définir essentiellement à travers ses actions sur la matière du monde. En temps que plasticien, j'ai donc exploré de manière concrète cette rupture introduite par le premier signe humain.


D'un point de vue pratique, j'ai sélectionné des sites exprimant, du moins en apparence, un état facilement identifiable : puissance et omniprésence d'une nature vierge. Pour y exprimer une trace matérielle humaine, j'ai choisi de réduire au 1/1000 ème les actions qui se déroulaient autour de moi : on posait des kilomètres de tuyaux de 3 mètres de diamètre, j'allais sur quelques mètres poser des câbles de 3 millimètres. J'ai réalisé des sutures, soit pour retenir les fragments d'une roche en train d'éclater (cf. illustration N° 1), soit pour refermer une coupure faite par mes soins (cf. illustration N° 2). Ce geste de liaison était essentiel pour exprimer à la fois la réparation dans ces paysages condamnés et la relation intime que je voulais établir avec eux.
La première difficulté fût de m'autoriser la transgression de l'état natif des lieux, hésitation paradoxale puisque parallèlement les choix culturels et économiques provoquaient des bouleversements mille fois plus importants, sans débat préalable. Mais cet acte m'a conduit, en agissant hors de tout regard social, à renouer avec le sentiment fondateur d'inscrire par le geste la condition humaine dans l'univers. Et surtout, par les difficultés techniques pour accéder à ces lieux isolés et par la solitude dans ces paysages condamnés, j'ai pu sinon établir une relation avec eux, du moins en développer le sentiment. Les conditions pratiques pour accéder à un site en termes d'effort, de difficultés, de dangers, de solitude ou de compagnie, se sont révélées cruciales quant à sa perception (2). 



 

Implications sociales et culturelles

Ce travail a été remarqué par ceux qui parcourent encore la vallée. Certains y ont vu une utilité fonctionnelle, d'autres de mystérieux signes cabalistiques. Mais découvertes fortuitement dans leur contexte, ces coutures ont toujours été perçues comme dérisoires face aux forces naturelles environnantes, et ironiques face à l'irruption industrielle en ces lieux.
Ultérieurement, leur présentation hors contexte, par photographies et vidéo lors d'expositions, visait à confronter un public ignorant les réalités locales avec la transgression fondatrice de ce travail. Les réactions favorables semblent suscitées par une analogie entre cette trace manufacturée perdue dans un espace vierge et une perception de la condition humaine. Le geste réalisé affirme notre existence dans ce monde, et y revendique une place. Ces images replacent l'aventure humaine dans des dimensions de temps et d'espace sans limites, et donc sans valeur extrinsèque : tout est question de trajectoire, d'angle de vue, de distance, d'éclairage. Un point de vue esthétique suggère un équilibre possible, inscription poétique jetée à travers l'espace et le temps.
Les réactions défavorables sont essentiellement liées au sentiment d'une agression irréparable et impardonnable : une souillure défigure sans raison un paysage considéré comme parfait. Dénuées de rôle domestique et n'étant pas l'expression d'un élan collectif qui les justifieraient, ces coutures dérangent parce qu'elles vont à l'encontre de l'idée usuelle de protection absolue que l'on devrait à la virginité de la nature. L'illusion d'un mode de vie technologique, confortable et urbain mais propre , c'est à dire n'empiétant pas sur des espaces préservés, semble être une condition nécessaire à la bonne conscience collective. Si l'extension de la maîtrise technologique est le fil conducteur de la culture qui s'impose sur la planète, l'image de cet événement semble cependant inacceptable par une grande partie des individus qui s'y impliquent spontanément. Quel reflet acceptons-nous d'avoir de nous même, en temps qu'espèce biologique et que sujets culturels ? Il convient de se pencher sur notre manière de considérer le paysage, et nos interactions avec lui.

De la réalité à une image du paysage

Si le terme " paysage " désigne usuellement un ensemble visuel, il est cependant fait de la somme des informations sensorielles que nous délivrent nos cinq sens . Mais seules les informations que notre culture nous a apprises à décoder seront retenues, et deux individus de la même culture, selon leurs histoires personnelles , seront sensibles de manière variable voir opposée aux mêmes stimuli. De plus, chaque site évoque une somme d'informations pratiques : la connaissance ou l'ignorance des dangers et des ressources d'un lieu modifient notablement la manière de laquelle il se projette en nous. Se superpose également tout un imaginaire, conscient ou non , fait de connaissances historiques, de croyances religieuses, de superstitions populaires, d'angoisses ou de mythes personnels. L'impact d'un paysage sur un individu est donc plus la révélation d'un espace intérieur que l'espace extérieur lui-même.
Le paysage représenté photographiquement est réduit à sa seule perception visuelle, favorisant ainsi la dimension subjective de son interprétation. Ne rentrent plus en compte les modes d'accès au site, les conditions de vie, l'environnement climatique, biologique ou sonore. Dans le cas du paysage dit naturel, le spectateur est essentiellement projeté vers une interprétation idéalisée de la nature, considérée comme la référence des origines, le zéro de l'action humaine, la pureté et la stabilité mythique disparues des sites recomposés par l'homme. Cette perception idyllique est pourtant en contradiction avec ce que nous révèlent les comportements et fantasmes collectifs vis-à-vis de celle-ci. Des singes géants aux extra-terrestres, des microbes mortels aux météorites tombés du ciel, de la vengeance d'esprits courroucés aux bouleversements climatiques, chaque époque exprime la phobie de périls venus des espaces qu'elle ne contrôle pas, c'est-à-dire du vrai domaine de la Nature.
Dans ce contexte paradoxal, la trace humaine est elle-même ambiguë. Hors critique si elle est le fruit d'un élan collectif ou religieux, source de fierté si elle représente un exploit technique ou monumental, rassurante si elle correspond à un besoin domestique, elle est ipso facto acceptée et intégrée au paysage, participant ainsi à son esthétique (3). Mais le cumule de ces interventions et surtout les moyens techniques de mise en œuvre qu'elles nécessitent vont périodiquement faire craindre la rupture d'un ordre préexistant à l'humain, la coupure fatidique d'avec la matière qui nous a produits. Si l'extension de notre emprise sur des territoires nouveaux naît en partie de notre crainte de la nature, elle la refoule et la ravive en même temps. D'où la nécessité de sanctuaires, de zones autonomes de référence, dans lesquelles les actions humaines seraient bannies.

Mais le sanctuaire, pour être actif culturellement, doit être accessible. Ainsi se poursuit le paradoxe : même une réserve naturelle devra être gérée et se couvrira d'équipements, d'accès facilités, de pancartes et poubelles. En prétendant offrir la nature au public (et un public à la nature), on tisse un réseau domestique ce qui permet d'en réduire la " sauvagerie ", et la menace inconsciente qu'elle représente (4). D'une part ce n'est plus le même paysage que l'on offre à voir puisqu'il est parsemé de signes humains, et surtout un accès transformé ne peut donner un impact identique sur les individus. La fréquentation de la vallée de Papenoo par de rares chasseurs et pécheurs il y a 25 ans, l'absence de voie de pénétration, les mythologies de sites sacrés enfouis dans la végétation, d'âmes errantes des ancêtres et de pirogues fantômes descendant la rivière la nuit en faisait un lieu magique pour qui s'y aventurait. Traverser aujourd'hui les mêmes sites, dans une file de 4X4 climatisés diffusant de la musique, peut-il encore donner la même impression, sous prétexte que rien n'a changé lorsqu'on lève les yeux vers les sommets ...
Nos préoccupations économiques et techniques étant les fils conducteurs de notre culture, elles sont la justification incontestable de l'utilisation de tout espace accessible comme matière première domestique. Le ciel lui même, lieu universel de séjour des divinités et donc patrimoine le plus collectivement sacré, est maintenant traversé par nos avions et nos satellites, voir nos publicités. Sa contemplation est donc irrémédiablement modifiée pour tous, y compris les rares groupes humains n'ayant pas eut de contact avec la civilisation technologique. Premiers réceptacles des forces motrices des sociétés, les paysages sont donc en devenir constant comme elles. Chaque modification crée d'autres références culturelles, elles-mêmes générant des individus différents. Ainsi émerge en permanence une nouvelle humanité, ayant d'autres capacités et d'autres exigences, induites cette fois-ci par la culture bien plus rapidement que la biologie ne pourrait le faire (5). Cette autre humanité à son tour modèle son environnement selon ses propres critères, créant ainsi la rupture avec ses prédécesseurs devenus inadaptés, et préparant celle avec ses successeurs qui grandiront dans un milieu inédit. Paysages et humanité sont liés dans un processus évolutif du à un modelage réciproque, et sans doute incontrôlable.



Confrontation entre deux états de la nature

Cette expérimentation de la rupture induite par la trace humaine m'a conduit à exposer des photographies d'une nature puissante et sauvage comportant un premier et infime signe humain, dans les jardins du Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Liège, reste de nature totalement domestiquée et noyée dans un monde exclusivement urbain (cf. illustration n° 3). Il y a pourtant entre les deux une continuité car il fut bien un temps où, à la place de cette ville, il n'y eut que des pierres, de l'eau, des plantes et des animaux ; puis deux cent mille ans au moins avant notre ère, un premier campement de chasseurs pré néandertaliens (6).
Depuis cette époque où l'homme essayait de se glisser dans les jeux d'une nature changeante, nous avons beaucoup évolués. Les paysages portent les marques significatives, comme autant de symboles, des valeurs conscientes et inconscientes des peuples les ayant façonnés. Comme le regard que nous portons sur eux, le comportement que nous avons face aux paysages est lui aussi grandement conditionné par nos valeurs culturelles, qui nous suggèrent un éventail limité d'attitudes. Par exemple, certains Aborigènes australiens apprenaient à leurs enfants à ne pas laisser traîner leur lance au sol, afin de ne pas marquer inutilement la terre. Celle-ci est considérée comme une entité à ne pas désorganiser, et la vie comme la contemplation d'un espace où l'homme n'est qu'un invité de passage (7). La notion de Paysage prend là toute sa dimension : l'humain est face au monde, il doit s'y glisser grâce à une connaissance complexe, et suivre le mouvement de ce grand corps sur lequel il n'est que spectateur éphémère et privilégié.
Lassés de nous adapter, ou déjà captivés par notre ingéniosité, nous avons tenté d'adapter le milieu à nos besoins. Avec les civilisations de l'agriculture puis de l'industrie, tout est pensé en terme d'aménagements, la terre étant devenue un réservoir de matières à disposition des besoins et de l'imagination de l'humanité. Cela implique l'extension de notre emprise sur des territoires nouveaux et notre modification permanente des espaces déjà conquis, phénomène si constant depuis des millénaires en Occident qu'il apparaît comme la norme. Finalement, il est devenu nécessaire à chaque individu de marquer de sa trace propre le lieu de son existence. Il nous faut des tâches à accomplir, celles-ci étant nécessaires à la fois à remplir le temps de notre vie, et à exprimer que nous existons en temps qu'individu. Cela nous conduit à affirmer notre personnalité et notre pouvoir sur le paysage à notre portée : un chef d'état la planète, un maire sa ville, une femme au foyer son intérieur. Notre mode de vie est basé sur une activité effrénée et toujours renouvelée, créant une ivresse supposée masquer le questionnement métaphysique inhérent à la condition humaine.

Si l'opposition nature/culture ou nature/humain est depuis longtemps fortement controversée d'un point de vue philosophique et anthropologique, nous continuons cependant en pratique à appliquer ce regard distinctif. Notre jugement sur le monde, nos actes et notre évolution se réfèrent à cette grille de lecture. La place de ce que nous appelons " nature " s'est fortement renforcée ces dernières décennies, à travers les inquiétudes écologiques et les quêtes identitaires. L'idée de nature, péjorative il n'y a pas si longtemps, par ce qu'elle comporte d'incontrôlé et donc dangereux, est devenue positive en réaction à la pression exponentielle exercée par les activités humaines. Mais ce concept de nature a lui même fortement évolué. Pour une population maintenant essentiellement urbaine, que représente l'idée de nature ? Celle dans laquelle l'homme occidental rêve " de retourner " est inoffensive et confortable. Aménagée depuis des millénaires en Europe, en voie d'aménagement là où un tourisme se développe, nous parlons en fait d'une verdure de plus en plus jardinée, accessible, sécurisée. La nature " sauvage " continue donc de régresser, à la fois dans nos têtes et dans la réalité du monde. La photographie d'un paysage totalement exempt d'action humaine est l'image d'un mythe, là où personne n'a plus vraiment l'opportunité de s'aventurer. Ainsi les espaces vraiment vierges restent les champs d'expression possibles de notre désir de maîtrise, d'un point de vue sportif, économique, scientifique, etc..., alors que leur image suggère un respect absolu 

Perspectives

La sensation de rupture que procure une première trace humaine dans un paysage considéré comme sauvage est à mon sens une constante intemporelle et interculturelle. Ce sont les motivations de ces gestes, les prétextes culturels qui les justifient, le jugement que nous portons sur eux et le sens que nous leurs attribuons qui ont évolués. Notre regard change actuellement car vraissemblablement se concrétise une rupture de civilisation, et nous l'abordons avec la nostalgie de ce que nous sommes entrain de quitter définitivement. Dés la fin du dix-neuvième siècle, les milieux artistiques considéraient que l'homme était instrumentalisé par les évolutions techniques qui le fascinent, et que celles-ci allaient créer une rupture sociale et culturelle (8). L'homme actuel continue-t-il à se servir de la technique, ou s'est-elle emparée de la société, modelant et utilisant les humains au service d'un mécanisme évolutif technocratique, sorte d'auto domestication favorisant les comportements les plus aptes à produire de nouveaux arrangements dans la matière du monde (9)? Car l'univers, et la vie biologique en particulier, existent parce que les états et ordonnancements de la matière sont instables et en permanente évolution. Modifier le monde qui nous entoure est donc en premier lieu l'obéissance à cette force fondatrice. Croire que notre technologie et notre culture nous arrachent à la condition dans laquelle la nature nous avait placé n'est qu'illusion, en ce sens qu'elles ne font qu'accélérer et prolonger les conséquences de lois universelles. Nous ajoutons certes notre singularité, mais notre marge de manœuvre semble finalement infime : nous produisons une autre nature, qui émerge grâce au biologique comme celui-ci a émergé du minéral.

Ainsi, il semble que la confrontation d'un signe humain non fonctionnel et infime avec un environnement totalement " naturel " n'ait plus de sens aujourd'hui. A défaut de nous considérer encore comme le centre et la raison d'être de l'Univers, l'aménagement des espaces à notre porté selon les besoins de notre existence s'avère beaucoup plus complexe et incertain que nous l'imaginions il y a quelques dizaines d'années encore. Incapables ni d'accepter les paradoxes ni de les gérer, nous supportons mal de nous voir vagabonder dans l'espace et le temps : nous voudrions en emplir l'infini, ou n'avoir jamais existé.

Jean Paul Forest - Communication au congrès " Identités, altérités, paysages " - Université de Polynésie française - Juin 2006

  1. Eddowes Mark, décembre 2001, Transformation des pratiques religieuses de la fin du culte hui arii , Tahiti, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes n° 290
  2. Forest Jean Paul, décembre 2005, Art rupestre contemporain, Tahiti, Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes n° 303
  3. Simondon Gilbert,1989, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Ed. Aubier
  4. Terrasson François, 1997, La peur de la nature, Paris, Ed. Sang de la Terre
  5. Otte Marcel, 2001, Les origines de la pensée, Liège, Ed. Mardaga
  6. Otte Marcel, 2003, La préhistoire, Bruxelles, Ed. De Boeck
  7. Crossman S. & Barou J-P, 2005, Enquête sur les savoirs indigènes, Paris, Folio
  8. Collectif, 2002, Esthétique et philosophie de l'art, Bruxelles, Ed. De Boeck
  9. Elhul Jacques, 1980, L'empire du non sens, Paris, P.U.F.

 

Voir également
Dipartimento Valcamonica e Lombardia CCSP

ART RUPESTRE CONTEMPORAIN : RAPPORT DE L'ARTISTE AU LIEU
ET À LA SOCIÉTÉ, PROLONGEMENTS DANS L'ART PALÉOLITHIQUE

LA RELATION À UN LIEU

Entre l'œuvre pariétale et son milieu naturel sont tissés des liens cruciaux et significatifs. Les dimensions géographique, architecturale mais surtout imaginaire du site sont essentielles tant pour l'auteur des œuvres que pour ses spectateurs : il est donc avant tout nécessaire d'évoquer ma perception du lieu m'ayant conduit à réaliser un travail in situ.
Une île du Pacifique est produite par un volcan qui s'érode et s'enfonce lentement dans l'océan. Ainsi se présente Tahiti, avec au centre le cratère effondré qui retient les nuages ; les eaux de pluie s'y écoulent vers la mer dans une vallée taillée par des dizaines de torrents : la vallée de Papenoo.
A l'arrivée des Européens, elle abritait une importante population vivant de la culture du taro sur des terrasses aménagées aux confluents des rivières, de l'élevage de porcs, et du façonnement d'herminettes exceptionnelles échangées dans tout l'archipel de la Société. Cette vallée, du fait de sa situation centrale, était un lieu d'échanges commerciaux, de négociations guerrières, de neutralité pour les vaincus, et de cultes sur d'innombrables édifices de pierre, les marae. Les missionnaires chrétiens cherchèrent à regrouper les Polynésiens sur les côtes pour mieux les contrôler ; c'est donc à Papenoo que se réfugièrent les réfractaires, et que subsista jusqu'à la fin du 19ème siècle un mode de vie et des cultes de l'époque néolithique. La vallée ne fut plus ensuite parcourue que par des pécheurs et des chasseurs de cochons sauvages. De vagues sentiers longeaient parfois des marae en ruine recouverts par la végétation. Au milieu du 20ème siècle quelques expéditions archéologiques fouillèrent les sites les plus accessibles. La vallée était alors considérée comme un espace immense, labyrinthique et mystérieux. Le souvenir d'une culture pré-européenne l'imprégnait : croyances en des pirogues fantômes descendant la rivière la nuit, d'âmes errantes des ancêtres, de tabou frappant d'anciens lieux de culte et des sépultures dont les emplacements étaient oubliés. C'était une porte vers les temps anciens et un espace insondable.
Puis brusquement en 1986 un aménagement hydroélectrique de la haute vallée bouleversa tout. Une piste fut tracée, des sauvetages archéologiques réalisés dans la précipitation. Ce basculement du mythe à la réalité domestique suscita mes premières interventions.

LA CONFRONTATION À L'ÉPHÉMÈRE
La transformation des paysages par des engins de terrassement, l'édification de barrages, d'usines ou décharges à ordure, matérialisaient le changement de statut. Ma première phase d'interventions fut réactionnelle au sentiment de profanation de ce lieu dont je m'étais construit une image idéalisée. Deux motifs m'ont conduit à agir :
- le désir de passer de longs moments dans des sites provisoirement préservés mais condamnés, afin de réaliser physiquement un lien avec l'éphémère, la beauté et le mythe : un adieu précédant une agonie annoncée
- la volonté ironique d'aller à contre courant d'une énorme vague industrielle.
J'ai donc recousu les failles naturelles de rochers avant le passage des bulldozers, coupé méticuleusement des pierres pour les suturer ensuite. Ces interventions se situent à proximité des zones de passage, voire sur des aires totalement détruites par la suite. Ces coutures dérisoires en périphérie des transformations industrielles sont à la fois les réparations pathétiques d'un lieu défiguré et la matérialisation d'une limite, comme on renforce un tissu en voie de dégradation. On y retrouve les symboliques de signalisation pour marquer une frontière, et d'offrande pour réparer un tort causé. Mais apparaît aussi la fermeture par la force, comme la “ bouche cousue ” marque l'impossibilité de parler donc de se défendre, comme la suture rituelle du sexe féminin est une soumission. Ainsi toute couture reste ambiguë : tout en étant une réparation elle participe à la dégradation, ou du moins en est l'image miniaturisée et méticuleuse. Souillure ou parure, caresse ou blessure, complicité ou agression ? Ces deux pôles opposés induisent une question cruciale : assumons-nous l'image de nos propres actions sur le monde, et selon quels critères ?

L'EXPLORATION DU MYTHE
L'extension progressive de l'emprise technologique sur toute la longueur de la vallée m'a conduit à une seconde phase d'interventions en des lieux plus isolés. Le constat que tout site considéré comme vierge, voire mythique, est susceptible de tomber un jour dans le domaine domestique m'a libéré de la nécessité d'un sens social à mes actes. Le ciel lui-même, universellement lieu de séjour des divinités, étant désormais parcouru par nos avions et nos satellites, nous en modifions irréversiblement la perception y compris pour les rares groupes humains n'ayant pas de contact avec la civilisation occidentale. C'est l'exemple typique d'annexion ipso facto d'espaces sacrés collectifs à des fins utilitaires.
Créer un lien avec un lieu devient donc une affaire privée, où ne sont concernés que le site qui m'attire et ma propre conscience puisqu'aucun espace n'est par essence à l'abrit d'une utilisation fonctionnelle : une trace laissée en un lieu vierge apparaîtra-t-elle comme un sacrilège ou une sacralisation ? J'ai alors tenté de produire des œuvres induites uniquement par et pour le paysage, telles des broderies. Ce travail typiquement féminin est réalisé avec des outils et matériaux contemporains et masculins, mais sur une matière symboliquement féminine. La vallée de Papenoo se présente en effet comme une arborescence de torrents, entre des parois la plus part du temps verticales, formant de par la végétation tropicale et les innombrables cascades barrant les cours d'eau un vaste espace labyrinthique, univers infini dans un espace fini. C'est un immense corps qui s'offre au ciel et aux humains.
Les efforts en temps et en difficulté pour rejoindre le lieu de l'œuvre agissent comme un préparateur, un épurateur. Ils m'extirpent mentalement du monde domestique : c'est un voyage initiatique préparant à la rencontre avec le site et la réalisation d'un lien privilégié. Le cheminement fait partie de l'œuvre, et un accès laborieux donne d'une part la sensation de se retirer hors de l'emprise sociale, d'autre part d'aller à la rencontre de la matière du monde dans ce qu'elle a de plus intime (avec sa complicité puisque le labyrinthe s'est laissé déchiffrer), et par conséquent d'avancer vers la partie la plus authentique de soi-même.
Le temps consacré au site est hors du temps profane, hors d'un regard ou jugement culturel ou social. Le lieu est une entité que l'on vient rencontrer, avec lequel on dialogue et choisi pour la sensation particulière qu'il procure. De chacun émane une ambiance et une harmonie différente qui se reflètent en nous, provoquant une attraction et des réactions spécifiques. Les lieux ayant un “ esprit ” très marqué ont toujours attiré les hommes selon des critères essentiellement subjectifs certes, mais parfaitement reproductibles au fil du temps, des individus et des cultures. Il convient de s'interroger sur les différentes raisons nous ayant poussé à les marquer de notre empreinte, alors que par essence ces sites se suffisent à eux-mêmes pour générer leur mana. Désir de se soumettre à leur pouvoir, d'y participer, d'en récupérer un bénéfice, ou d'en vaincre la puissance ?

La trace laissée (par moi-même sur la matière et réciproquement) intègre à la fois le trajet, le séjour, et le matériau modifié. Elle est l'expression du lien ressenti (ou imaginé), l'artiste étant à la fois venu chercher et déposer. L'oeuvre est livrée aux forces naturelles qui la conserveront, la modifieront et l'effaceront. Elle est une interface entre l'univers et l'humain, mais aussi entre le conscient et l'inconscient de l'artiste. Elle est un échange personnel avec la matière qui la supporte, et à laquelle elle est destinée.

FONCTIONS SOCIALES ET CULTURELLES
Réalisées sans témoin ni information du public, certaines coutures furent ultérieurement découvertes par des guides de randonnée, qui ont formulé des explications logiques pour leur clientèle :
- système pour consolider des orgues basaltiques, ou pour en mesurer le mouvement
- œuvre d'un américain vivant dans la montagne (légende issue de cas avérés aux 19ème et 20ème siècles des " hommes-nature " : occidentaux redevenus “ sauvages ” vivant à l'écart de la civilisation) que l'on ne voit jamais et qui coud les pierres pour des raisons mystérieuses.
Découvertes par des Polynésiens pécheurs ou chasseurs, ceux-ci y voyaient des traces laissées par leurs ancêtres, sans tenir compte de l'utilisation de matériaux contemporains. Lorsque leur nature réelle fut connue, quelques sentiers ont été tracés pour en faciliter l'accès. Les “ coureurs des bois ” qui parcourent la vallée ont preçu le défi ironique à l'avancée des travaux de transformation de la vallée, et les associations de protection de Papenoo les ont adoptées.
Une partie de la population urbanisée les conteste : étant un acte individuel effectué sans autorisation préalable, sans utilité fonctionnelle, et dans un site supposé vierge, elles sont contraires à l'idée usuelle de protection de la nature. Des actions dévastatrices (routes, barrages, usines) sont acceptées car mettant en œuvre des moyens monumentaux, elles semblent participer à un élan collectif, donc au bien être commun. Une des fonctions actuelles de l'art se trouve ainsi illustré : quelques trous de perceuse ont provoqué plus d'interrogations que vingt ans de travaux au bulldozer.
La position officielle des pouvoirs publics est bienveillante : les photographies produites à partir de ce travail sont plutôt flatteuses, et vont donc dans le sens de l'image que l'on veut diffuser de la Polynésie. Mais la part interrogative et critique semble ignorée, le questionnement restant cependant celui qu'à l'origine posaient les premières coutures. Nos modifications de l'environnement, nos traces laissées sur la matière du monde étant le reflet de la place que nous aspirons à y avoir, jusqu'à quel niveau de transformation et sous quel prétexte pouvons nous les assumer ? Quels sont la nature, le rôle et la signification de cette obstination que nous avons à modifier la matière, de manière devenue compulsive, systématique et obsessionnelle ? Car toute manipulation du réel extérieur est un reflet de notre réalité intérieure, et le principal facteur (conscient ou involontaire) d'alimentation et de modification de notre identité .

PROLONGEMENTS DANS L'ART PALÉOLITHIQUE
Quelle analogie peut rapprocher la constitution d'un art paléolithique à la genèse de mes interventions au 21ème siècle ? Certains aspects de l'art rupestre me semblent relever davantage de mécanismes propres à l'esprit humain qu'aux contextes des créateurs.
En premier lieu, la décision d'altérer un espace vierge et non fréquenté par un signe plastique, se fait-elle sous l'impulsion de la communauté afin d'exprimer des valeurs partagées ? L'abondance de grottes non décorées, et pourtant structurellement idéales, rejoint plutôt mon expérience personnelle et suggère l'importance prise par une individualité sans existence d'une tradition collective. Le choix d'un lieu par un individu ou un petit groupe initiateur ne relève pas d'une pression culturelle mais s'appuie sur l'étrangeté, le mystérieux et la dissolution du monde des apparences habituelles. L'artiste y est libéré de la sanction publique, donc son art plus personnel. Il s'en trouve dégagé des critères esthétiques en vigueur dans le groupe, fut-ce à titre expérimental.
Mais à partir de l'instant où cette première trace est découverte, elle fascine d'autant plus que s'y intègrent les aspects inhabituels du site et ses difficultés d'accès, procédant à sa valeur, ajoutant à son mystère. Le regard du visiteur étant irrémédiablement modifié, elle singularise le lieu aux yeux de tous. Peut donc s'en suivre son intégration rapide à un fonctionnement social, par assimilation de ce mystère, de ce secret et de cet étonnement. L'inversion peut alors être totale par rapport à l'objectif initial de l'artiste : la retraite intime se métamorphose en “ sanctuaire ” collectif. La démarche rituelle paléolithique a pu consister en l'ajout de signes lors d'occasions particulières, et au 21ème siècle de s'y rendre le dimanche en famille.
D'autre part, les problèmes de préservation et de diffusion des arts paléolithiques en grottes profondes sont très semblables à ceux soulevés par mon propre travail. L'oeuvre n'existe socialement parlant que si elle est connue du public, et paradoxalement ne peut continuer d'être que si elle reste inaccessible. Sa perception nécessite une approche physique individuelle, volontaire et éprouvante afin d'en ressentir la portée, et son accès doit rester secret et contraignant afin de respecter l'esprit du lieu et la nature des œuvres. Cette situation paradoxale est classique en Archéologie : l'art est cautionné par son statut public mais il doit aussitôt être protégé pour sa fragilité. N'en montrer que des images est une trahison car c'est réduire un ensemble complexe à un détail pictural. L'oeuvre réelle est l'accès et ses difficultés, l'environnement qui la contient, son ambiance particulière, et les signes déposés. L'oeuvre publique sera faite des images et de l'imaginaire transmis par le discours qui les accompagne. L'archéologue devient donc l'artiste final de l'œuvre, car c'est lui qui en effectue la prolongation visuelle et conceptuelle vers le public du 21ème siècle. Le travail initial du geste, paléolithique ou contemporain, n'est que la matière première de la partie accessible. La responsabilité de celui qui fait lien entre la réalité et le public potentiel est donc capital : s'il ne se considère souvent que comme un technicien, il se rattache pourtant par sa fonction à la lignée de ceux qui avant lui ont produit l'œuvre. Henri Breuil, André Leroi-Gourhan, Georges Bataille et d'autres nous ont ainsi livré “ différents Lascaux ”.

PERSPECTIVES
L'idée, selon laquelle toute œuvre implique une relation au public, la réduit à une conception mercantile ou socialement " rentable ”. Pourtant, l'essentiel d'une œuvre in situ consiste à s'exposer à l'érosion du temps et des forces naturelles. Sa signification primordiale réside dans l'acte créateur et ne concerne directement que son auteur. Elle est faite de gestes qui, bien qu'élaborés à partir d'un contexte culturel et métaphysique, sont essentiellement poétiques. Leur fonction première est d'être un pont entre l'univers et l'humain, et entre introspection et expression. En alimentant des besoins existentiels propres aux artistes, elle permet aussi l'élaboration d'autres travaux répondant ceux-là à des aspirations collectives.
Il est de la responsabilité de ceux qui ont accès à ces œuvres in situ, reposant sur un équilibre fragile, de les préserver en les protégeant du public. C'est aussi la seule manière d'en restituer la magie : quelque part il existe, et nous pouvons en voir les images, des traces cachées dans et par la nature, que des humains ont tracé pour qu'elles soient absorbées par elle, et qui ne nous sont pas destinées.

Jean Paul Forest, Septembre 2004, Communication au XXI eme symposium du Valcamonica, Centro camuno di studi preistorici, Capo di ponte, Italie


Voir également : Catalogue | National Library of Australia

Une roche éclatée reliée par un câble est l'application d'un seul principe : morceler et traverser les fragments par un fil qui guide leurs repositionnements aux places originelles. Cette action, parfaitement lisible et compréhensible si elle n'est appliquée qu'un petit nombre de fois, devient l'image du chaos au fil de ses répétitions. Ce phénomène n'est que l'anticipation d'un destin ineluctable qui, de cassure en cassure, aboutit à la poussière. Le temps est ici déformé par l'outil qui a accéléré l'émiettement, et par le câble qui ralenti la dispersion : c'est l'instant de la mort du galet en temps qu'entité qu'il nous est donné de contempler. En même temps ce monolithe rigide devient une structure modelable offrant une infinité de possibilités, tout conservant la mémoire d'un état antérieur définitivement disparu mais dont l'image, à défaut des propriétés, reste contenue dans cette forme instable. Cette expérimentation de la fragmentation est une tentative d'acceptation des complexités qui nous dépassent mais qui possèdent leur logique interne ; c'est aussi admettre le traumatisme et le désordre comme facteurs de libération et d'évolution. Ces pierres disloquées sont simultanément l'image de l'emprise qu'exercent sur nous la matière et le temps, et de l'emprise que nous exerçons sur notre environnement.
Transposées dans un lieu humanisé et extraites de la multitude de leurs semblables, elles nécessitent le regard accordé à un être unique, fragile, irremplaçable et porteur d'une histoire irreproductible. Elles sont ambassadrices et mémoire de la nature brute qui les a produite, et témoins de nos rapports avec celle-ci. Choc de l'humain avec le monde qui l'a produit, ce travail permet d'explorer les contraintes que nous devons accepter à la fois de subir et d'exercer. En tentant de les rendre harmonieuses, est-il possible de cheminer vers une acceptation de notre condition d'humain et des limites à notre autonomie qu'impose notre appartenance à l'Univers et sa matière ?

Jean Paul Forest - catalogue de l'exposition " L'impossible couture du temps " - Musée de Tahiti et des îles - 2002


Toute chose n'est qu'un équilibre fugitif entre deux déséquilibres, et réciproquement : l'Univers est l'ensemble infini de ces choses, depuis et pour l'éternité. Ainsi à l'origine il y a cette nécessité impérieuse, douloureuse presque, incontournable certainement, d'extirper de nous ce que l'on ne comprend pas vraiment mais qui nous obsède : le temps, l'espace, la trajectoire de l'humanité le cycle de la vie et de la mort, le désir, et le pouvoir qui nous manque. Alors il reste l'art, pour nous consoler de n'être que ce que nous sommes, et essayer d'aller au delà.
Au delà, c'est tenter de prendre pied dans une autre perception dont on sait qu'elle existe et pourtant que l'on ne peut explorer, exprimer et communiquer que par une trace que l'on voudrait en ramener. Mais les mots ne sont qu'une approche déformée de la pensée, vague projection d'une impalpable conscience. Alors vient le geste, et le travail manuel : tout mon être est absorbé par ce monde que j'interroge et que je façonne, ma vie qui s'écoule n'est plus perdue, le temps devient objet. L'image apparaît et elle nourrit cette faculté que nous avons tous de regarder, sentir, toucher. S'enfoncer toujours plus loin dans notre monde intérieur et dans notre perception du monde extérieur, découvrir ce labyrinthe infini et pouvoir s'y aventurer de plus en plus profondément, en essayant de ne pas s'y perdre ...
Issu d'un peuple à la recherche d'un avenir, héritier d'une civilisation encombrée par sa complexité et empêtrée dans ses contradictions, je me suis établi à la limite du monde géographiquement accessible, afin de tenter de percevoir le souffle des cultures originelles et les vibrations de la marche de l'Univers. Mes sculptures voudraient être de portes vers d'autres horizons, des failles entre deux mondes dans lesquelles se glisser quelques instants. Regardez-les comme des carnets de route.

Jean Paul Forest - catalogue de l'exposition " Mythes, signes et mémoires " au 13 ème Valcamonica Symposium - 1995


La sculpture est un dialogue physique de l'humain avec la matière du monde qui l'entoure. C'est une relation intellectuelle, culturelle, affective et charnelle qui cultive l'intimité avec l'Univers, avec nos semblables et avec soi-même. Comme pour tout couple, s'entrelacent des phases de passion, de maturation et de doute. Mais la magie de cet échange se révèle lorsqu'il produit une image assez puissante pour transformer le vertige en ivresse et l'éphémère en sublime.

Jean Paul Forest - catalogue " Artistes et galeries de Polynésie française " - éd. le motu - Papeete - 2001